dimanche 28 mars 2010


Oiseaux noirs, oiseaux blancs

La « faute » n’est pas dans l’acte posé :
elle est dans l’œil de celui qui juge




Suggestion au lecteur: parcourir d'abord les 9 photos, puis lire le texte sans interruption. La plupart des photos s'agrandissent par un clic dessus.

Sur le Pacifique, au large des côtes du Oaxaca, Mexique.

À tout moment, le vent rabat sur nous et sur nos jumelles les éclaboussures salines. Les appareils photo ont été mis à l’abri. La vague est forte, et notre chaloupe s’écrase parfois de 3 mètres d’une crête au creux suivant. Ici, ce n’est pas le confort et la sécurité de la lagune.



Figure 1. Nous irons au large, même si la vague est forte :
de quelle augure, ces oiseaux noirs?
© Paul Germain, 2010

Le tangage rend difficiles le repérage et l’identification des oiseaux, malgré la superbe lumière que le soleil répand devant nous. Nous sommes aux aguets, mais la patience de certains s’use dans ce désert marin. En apparence, les courants et le vent des dernières heures ont chassé presque toute vie à la surface de l’eau. Depuis que nous avons laissé la côte, à peine ai-je aperçu un poisson volant, et quelques tortues indolentes.


Je guide un petit groupe de quatre observateurs d’oiseaux venus des États-unis et d’Allemagne. Ils aimeraient bien profiter de cet exotisme pour découvrir de « nouvelles » espèces. Ils ont bien eu la chance, il y a une demie heure à la Roca Blanca non loin de la côte, de partager ma plus belle observation des phaétons à bec rouge. Les fous bruns et les frégates étaient nombreux là-bas, et le balbuzard a fait une belle apparition. Mais comment satisfaire l’avidité des passionnés d’oiseaux?



Figure 2. Puffin à pieds roses, oiseaux pélagique du Pacifique
© Paul Germain, 2010

Et comment agir quand la panique et la colère remplacent l’avidité?
Le bruit du moteur et du vent et le tapage de l’eau sur l’embarcation sont soudainement couverts par les cris d’une passagère. Depuis mon poste à l’avant, où je me tiens debout bien accroché à la structure mais en équilibre instable, je me retourne et j’aperçois un visage crispé d’où sort un discours incompréhensible. Je m’approche pour l’écouter. « I want to go back, I want to go back! » Elle semble plus furieuse qu’apeurée, et dans son anglais germanique le plus violent possible, elle me reproche de l’avoir amenée à son insu dans cet « enfer » qui est en même temps un désert d’oiseaux. Le tout assaisonné d’insultes et de la promesse de ne pas payer son billet. Inutile de tenter une mise au point : elle m’interdit de lui parler.




Figure 3. La haute mer peut être un désert d'oiseaux, ou tout le contraire
© Paul Germain, 2010

Je demande à chacun des trois autres participants comment ils se sentent et ce qu’ils souhaitent. Ils désirent poursuivre l’exploration, malgré la situation un peu difficile. Et puis des oiseaux commencent à apparaître ici et là, au vol ou posés sur la mer. Quelques puffins à pattes roses exécutent de belles arabesques entre le vent et les vagues. Nous approchons à quelques mètres de petits phalaropes qui mènent en hiver une vie entièrement pélagique. Les tortues aussi ont l’air de vouloir apaiser la bonne dame, se laissant approcher, sortant la tête hors de l’eau pour montrer leur éternel sourire.





Figure 4. Phalaropes en haute mer
© Paul Germain, 2010


Mais les dauphins, plus intelligents, sont restés cachés. Ou tout simplement, avaient-ils déserté?


Le vent et les vagues augmentant, nous rentrons non sans avoir négocié notre approche et notre atterrissage sur la plage de San Agustinillo.


Par deux fois, je m’étais approché de l’allemande pour lui exprimer mes regrets pour son malaise et sa déception. Refus que je lui parle de quoi que ce soit. Mais la voici sur la plage qui vient à moi d’un pas décidé, et avant même que nos regards se rejoignent, elle me lance : « I have paid for the boat, but not for you! » Puis elle rejoint son mari pour rentrer à leur hôtel.

Voilà pour les oiseaux noirs. J’ai reçu d’Inga une volée d’oiseaux noirs. Bien reçus.




Figure 5. Symboliques oiseaux noirs...
© Paul Germain, 2010

Et notre mousse Antonio a reçu du couple (à la retraite) 200 pesos sur les 500 qu’ils auraient dû payer. Juste économie…

Me dis-je, pensif : Hans et Inga, connaîtrez-vous un jour autre chose que cet enfer?




Figure 6. Mer houleuse, oiseau noir
© Paul Germain, 2010


* * *


Tout cela semble bien ordinaire. Mais pour l’apprécier vraiment, il n’est rien comme de recevoir par la même occasion une volée d’oiseaux blancs.



Figure 7. Une volée d'oiseaux blancs...
© Paul Germain, 2010



Dans les jours précédant la sortie en mer, j’avais travaillé fort pour rassembler quatre participants intéressés aux oiseaux et prêts à payer 250 pesos chacun. Car ces sorties de reconnaissance et d’inventaire des oiseaux océaniques coûtent trop cher pour que nous, Mateo et moi, puissions les faire régulièrement sans la participation d’autres mordus.


S’étaient alors engagés à participer un couple d’américains, John et Joan, fort sympathiques; et puis Marie (ou sa mère) et David, un protégé de Marie qui ne jouit que d’une autonomie réduite. La participation de Marie était conditionnelle à ce que sa mère puisse garder son bébé, et celle de David à ce qu’il soit accompagné par l’une ou l’autre. Secrètement, je souhaitais la présence de Marie à cause de sa féminité et de son charisme engageants.



Au rendez-vous du matin du 20 mars 2010, je trouvai sur la plage John et Joan, tout prêts pour l’aventure, malgré le fort vent et le déferlement des vagues, parfois menaçant. Nous étions déjà ravis de nous retrouver.



Puis vinrent Marie et David. Nous formions déjà le petit groupe souhaité, et nous fîmes les présentations sur la plage. Mais rapidement, Marie annonça qu’elle devait annuler sa participation et celle de David, car sa mère était trop malade pour assurer la garde du bébé. Déception pour tous… d’autant que c’était leur dernière chance, leur départ du pays étant prévue pour le surlendemain.



Cependant, Marie s’empressa de m’offrir dans sa main déjà tendue une compensation en argent pour leur défection. Touché par la bonté sincère avec laquelle Marie se désistait, je l’acceptai de bon coeur, rappelant au petit groupe que ces excursions n’avaient rien de commercial, et que tout appui pour continuer notre travail d’ornithologues était fort bienvenu.




Figure 8. La beauté et la grâce du geste...
© Paul Germain, 2010


Bien au-delà de l’argent reçu, c’est la beauté et la grâce du geste, la manière spontanée et généreuse avec laquelle Marie a agi avec moi qui constitue la volée d’oiseaux blancs. Des oiseaux qui témoignent d’une conscience éprise de justice et de solidarité, des oiseaux qui disent : Voilà, Marie ne peut pas participer physiquement et partager votre plaisir, mais elle demeure avec vous par amour de la nature et de votre humanité commune.




Marie sème la joie. Elle cultive le paradis.




Figure 9. Phalarope à bec large en haute mer
© Paul Germain, 2010


* * *


Mais alors, comment, dans les minutes qui suivirent, Marie et sa lumière fut-elle remplacée par Inga et son ombre ? Et David, le dépendant, par Hans, le soumis?



En attendant la mise à l’eau de la chaloupe, John et Joan rencontrèrent sur la plage Hans et Inga qu’ils avaient connus récemment comme visiteurs épris de l’observation des oiseaux. Ils leur proposèrent de se joindre à nous, vu la place laissée par Marie et David. Ils leur expliquèrent que nous allions en haute mer pour les oiseaux océaniques. Ce que je précisai également avant le départ. Nous les attendîmes, le temps qu’ils se préparent à l’aventure.



… En mer, les choses se passèrent telles que déjà racontées.



Hans était demeuré calme et discret pendant toute l’excursion. Bien qu’il ne fît aucune objection aux manifestations de sa femme, quand je lui avais demandé son avis personnel, il s’était empressé de répondre que tout allait bien, et qu’il avait connu des mers plus inhospitalières dans le nord… Il a semblé à la fois imperturbable et content de son excursion.



Mais à la fin, il n’eût pas le loisir de me saluer, occupé qu’il était à transmettre les 200 pesos au jeune mousse, selon les instructions d’Inga. Et c’eût été difficile pour lui d’exprimer sa dissidence… Je l’ai approuvé en mon for intérieur, car pourquoi ajouterait-il à sa souffrance ?



Quant à la colère d’Inga, bien que j’aie eu conscience d’avoir agit professionnellement avant, pendant et après l’excursion, je senti le besoin de demander à John et Joan s’ils avaient remarqué quelque erreur de ma part qui aurait pu provoquer Inga. Dans l’affirmative, mon souci était de ne pas répéter cette erreur.



Ils m’assurèrent que tout provenait de la panique qui s’empara d’Inga à cause des mouvements de la chaloupe, et que l’ensemble de sa verbalisation exprimait le refus d’assumer elle-même sa peur et sa déception. Il fallait accuser quelqu’un, il fallait que les oiseaux noirs aient une cible…



C’est ainsi que s’est joué le jeu des complémentarités et des karmas. Faisant les comptes, je remarquai que le don de Marie correspondait exactement aux 300 pesos non payés par Inga. Que sur le plan des émotions, ses oiseaux blancs m’apportaient la joie oblitérant la peine causée par les oiseaux noirs. Que l’ensemble de toute cette aventure naturelle et humaine m’apportait une connaissance plus profonde de notre réalité autant que nos illusions. D’où mes sentiments de bonheur et de sérénité.



Plus qu’une anecdote, j’offre ce témoignage : s’il peut contribuer à ce que quelqu’un trouve son chemin vers le bonheur, cela vaudra le risque d'une lecture plus critique...



Paul Germain
Équinoxe du printemps 2010
À Ventanilla Tonameca, Mexique

© Paul Germain, 2010