lundi 17 août 2009


Le soixante-et-dixième


Soumis aux influences fastes et néfastes de quelques astres connus et astéroïdes anonymes, je naquis un 27 mars.

Le cosmos opérant de manière singulière, j'arrivai accompagné d'une petite sœur jumelle.

À cette échelle de l'univers, sa vie et la mienne se résument à peu de choses. Elle mit au monde cinq enfants, puis s'en alla emportée par une maladie pulmonaire. Pour ma part, j'ensemençai quelques humbles jardins de terre rouge, voluptueuse et féconde.

Mars et Vénus se disputent encore le cadre de mon dernier souffle.

Grâce à cette indécision des corps célestes, je peux écrire cette histoire d'un soixante-et-dixième anniversaire qui fut à la fois faste et néfaste, à l'instar de tous les événements de ma vie téléguidée.


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Depuis des années, peu m'importe ce qui se passe à mon anniversaire. Je laisse venir les choses, et je participe volontiers à la fête, si quelque ami ou amie l'organise. À mon 69e, du matin au soir je fus entouré d'arbres et d'oiseaux. Je n'ai vu personne, et la fête, celle de tous les autres jours, fut bonne et entière.

Deux facteurs me poussèrent à organiser moi-même une grande fête à l'occasion de mon 70e. D'abord le fait d'avoir participé à l'anniversaire de Laura en avril 2008: sur le site accueillant et festif de Punto de Equilibrio à un km de Ventanilla, elle fêtait son 30e avec un grand nombre d'amis de la région, et beaucoup de villageois. Je me senti membre de la communauté dans laquelle déjà de travaillais, et cela me donna l'idée d'organiser, à l'occasion de mon anniversaire en 2009, une fête semblable pour marquer ma solidarité. Le prétexte anniversaire me paraissait d'autant plus approprié que j'atteignais l'âge symbolique et vénérable de 70 ans. Ce fait même me semblait à la fois incroyable, terrifiant et rigolo.



La piscine et les premiers arrivés à Punto de Equilibrio, le 14 mars 2009

Soulignons que dans une petite communauté comme celle de Ventanilla, toutes les familles organisent des fêtes auxquelles tous sont invités d'office (baptêmes, anniversaires de 15 ans, etc.). Par-dessus tout, il m'importait de m'insérer dans la communauté où j'allais vivre pour plus d'un an. Inviter tout le monde et lui dire de manière concrète: Au fond et malgré les différences de peau, de langue et de culture, je suis des vôtres, merci pour votre accueil, travaillons ensemble pour améliorer nos vies. Oui: passablement idéaliste, une faiblesse qui ne m'a jamais quitté.

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Début 2009, je rêvais d'un voyage en France pour la fin de mars. Par conséquent, c'est pour le 14 mars que je réservai le site Punto de Equilibrio avec sa pelouse arborée, sa piscine, son bar, son grill, et son personnel. Tout cela à quelques pas de ma cabana, tout en bas de la colline.

Avec le chef Memo, nous décidâmes du menu qui allait comprendre du thon rouge bien tendre à peine saisi, du poulet épicé à l'américaine, et tout ce qu'il fallait comme sauces et accompagnements. Pour boire: la bière, le vin, et des rafraîchissements. Le tout pour 70 personnes, le nombre étant à la fois approprié et symbolique.

J'avais conscience des frais dans lesquels je m'engageais. Une folie peut-être, mais une fois dans une vie, et vers la fin sans doute, cela me paraissait en même temps très raisonnable. Surtout avec ma motivation principale: manifester mon appartenance et ma solidarité.

À retenir que cette intention était particulièrement dirigée vers ma coopérative: les membres de la coopérative qui m'accueillent et collaborent à mon projet de guide d'identification des oiseaux de la Côte.

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Deux semaines avant l'événement, dont la préparation était sous contrôle, je commençai de distribuer à la ronde des invitations écrites sur de petits cartons. Cela afin que le mot se passe, et que l'on ne m'oublie pas, le jour venu.

Chaque fois que je rencontrais une connaissance dans les villages à 10 km autour de Ventanilla, je déclamais mon invitation, appuyée du petit carton.

J'avais l'impression de savoir faire les choses bien correctement et efficacement. Toutefois, j'entretenais aussi un vague doute sur l'issue de tout ce branlebas. Y a-t-il quelque chose qui ne va pas aller ?

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Dans le minuscule patelin côtier de Ventanilla, il y a deux coopératives qui offrent essentiellement le même produit: des excursions guidées en chaloupe dans la mangrove. Les deux proposent l'observation des crocodiles, iguanes, tortues géantes, et de toute une variété d'oiseaux aquatiques spectaculaires.

Là, on fait semblant d'être heureux du partage de la ressource écotouristique. Mais si la ressource naturelle paraît inépuisable, la clientèle et les revenus se font plus rares pendant une bonne partie de l'année. Et puis, le seul fait que quelqu'un ait mis sur pied une deuxième « coopérative » dans ces conditions n'est-il pas source de conflits et d'appréhensions ?

Je savais cela en distribuant mes invitations, mais je retenais comme juste ce que m'en avaient dits certains guides: oh, ça va, ça va…la ressources est pour tout le monde.

En pérégrination matinale quelques jours avant le 14 mars, je rencontrai un petit groupe de guides de l'autre coopérative. Spontanément, j'eu envie de dissiper leur possible doute à savoir s'ils étaient eux aussi invités à mon anniversaire. Bien sûr, ils sont membres de la communauté, plus que moi-même, et je n'exclue personne qui veut bien venir fêter. Je les invitai donc avec le ton de celui qui ne ment pas.

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Le 14 mars fut une journée radieuse. Tout était à point, à quelques détails près.



Chaud après-midi de mars



Fani et son fils Zuriel


Mon ami Eric-Manuel et sa maman, Dalila



Le chef Guillermo à la cuisine


Fani, Zuriel et la grand'maman Julia


Bon nombre de mes amis y étaient. Des quelques-uns qui avaient projeté de venir du Québec, seulement Louis et Louise ont pu concrétiser leur participation. Mais les autres y étaient aussi… Plusieurs sont venus des villages avec des cadeaux ! Ça, je ne m'y attendais pas. Certains étaient déjà repartis quand d'autres arrivaient. De sorte que les estimations du nombre total de participants s'accordent autour de… 70. Un succès, à cet égard. Un succès aussi quand à la qualité de la réjouissance. On sourit à y repenser. En somme, une journée faste.



Louis, Louise et Geoff


Annette, Zoé et Antonio


Le jubilaire arborant son T-shirt cadeau

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Et le côté néfaste ?

Dur, dur.

Parmi les invités, je ne pouvais manquer de remarquer la présence des cinq ou six guides de l'autre coopérative. D'autant qu'à leur arrivée, ils m'avaient présenté un grand flacon de vodka, une bouteille choisie.

Il est toutefois des absences qui se remarquent encore plus que la présence. Elles vous siphonnent l'imagination comme le feraient avec votre sang un million d'anophèles.

De la vingtaine de membres de la coopérative à laquelle je suis associé, aucun ne s'est présenté à la fête, ne fut-ce qu'un moment. Aucun des dirigeants élus, aucune personne d'influence, aucun de mes collaborateurs les plus proches, ou de ceux qui me saluaient si cordialement…

Oh, si ! Un seul: il est venu, saoul, me demander si la piscine était ouverte à tous. À peine si je pouvais le comprendre. Puis il est reparti. Rien de plus.

L'absence (concertée ?) de ma coopérative, à laquelle je souhaitais manifester en priorité ma solidarité, fut pour moi un choc, un ébranlement de taille.

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Dans les jours qui suivirent, j'ai tenté de parler à quelques-uns pour savoir, pour comprendre. Rien que des faux-fuyants. Et jamais aucun ne s'est excusé pour son absence.

En parlant avec un ami, autrefois membre de la coopérative, et possédant une ouverture plus large sur les différences culturelles, la situation m'est apparue la suivante.

Autant je ne pouvais comprendre qu'aucun des membres de ma coopérative n'ait voulu accepter mon invitation, autant ils ne pouvaient comprendre que j'aie invité les membres de la coopérative adverse.

C'est cette adversité larvée, mais opérante, que j'avais ignorée.

J'avais cru mon idéal de solidarité un peu plus partagé. Je ne pouvais imaginer qu'on me fasse l'affront d'ignorer mon invitation, dans une communauté où refuser une deuxième bière est un affront à celui qui vous l'offre.

Inutile de prolonger l'analyse.

J'ai appris à mes dépens que là encore, il eut mieux valu examiner la réalité que de rêver à un monde meilleur. Ou à tout le moins, ne pas oblitérer la vision claire de ce qui est par une imagination, même positive.

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Épilogue. Le froid entre la coopérative et moi dura plusieurs mois. Ne sachant mieux, je me résignai à cela, me disant que l'essentiel était que je leur livre un jour un excellent guide d'identification des oiseaux, conçu pour eux, pour améliorer leur travail et éventuellement leurs revenus.

À ce jour, les sentiments négatifs semblent totalement disparus, et les relations sont plus cordiales et faciles qu'auparavant.

Un dernier petit tour à la piscine? Ça détend, tout de même... Et puis ça peut faire rire ceux et celles qui aiment rigoler. Clin d'oeil à Pao.



Fin d'après-midi à la piscine; Dalila, Éric-Manuel, Mamie, Zoé, Abril et Claire

Pour le diaporama de 40 photos où certains se reconnaîtront, voir mon album Picasa à l'adresse:
http://picasaweb.google.ca/paulgermain07/Mon70e14Mars2009?feat=directlink


Paul Germain
© 2009

Ventanilla, Oaxaca, Mexique
Le 12 août 2009